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Publié le 6 février 2020

Les secteurs du numérique sont majoritairement masculins et hyper-concurrentiels. Les enjeux financiers y sont considérables. Ces caractéristiques ont tendance à rebuter une majorité de femmes alors qu’elles ont un rôle crucial à jouer dans la révolution numérique. La féminisation du numérique n’est pourtant pas impossible à l’instar de ce qui se passe dans certains pays nordiques.

Une pénurie inédite de professionnels dans le numérique


L'Union Européenne est confrontée à une pénurie sans précédent de professionnels dans les domaines d'activités du numérique. L'une des principales raisons de cette situation est le faible taux de présence féminine dans les filières et carrières scientifiques et techniques (sciences, technologie, ingénierie, mathématiques, STIM).

L'étude de la Commission européenne "Women in the Digital Age, WID " (2018) souligne que les femmes représentent 52 % de la population européenne, mais n’occupent que 15% des emplois liés aux technologies de l’information et de la communication (TIC). Cette sous-représentation des femmes dans un secteur structurellement en forte pénurie constitue un véritable problème économique. D'autant que ces secteurs sont porteurs d'emplois durables et rémunérateurs.

En ce qui concerne la Belgique, l’étude "Be The Change d’AGORIA" (2019), tire également la sonnette d'alarme car à politique inchangée : “Pas moins de 584.000 postes vacants ne pourront être pourvus en 2030 en Belgique. Cela correspond à une perte de valeur ajoutée de 60 milliards d’euros. Si on y ajoute la nécessaire reconversion des demandeurs d'emploi, au total 95 milliards d'euros sont en jeu soit 16,5% du PIB".

Au-delà du numérique, la question de l'inégalité hommes-femmes sur le marché du travail


Ce faible taux de présence féminine dans les métiers numériques n'est qu'un effet loupe de l'inégalité hommes-femmes sur le marché du travail en général. Ainsi, en Wallonie, par semaine, les hommes prestent en moyenne 7 heures de travail rémunéré de plus que les femmes, tandis qu'elles consacrent en moyenne 11 heures de plus aux tâches ménagères et d'éducation (IWEPS, Le genre et l’emploi du temps en Wallonie, cahier 2, 2017).

Les femmes représentent également 61% des citoyens wallons en situation de fracture numérique (AdN, Baromètre Citoyens 2019). Cela s'explique notamment par le fait qu'elles sont plus nombreuses dans les catégories socio-professionnelles fragiles, comme les personnes de plus de 50 ans peu diplômées trouvant la vie difficile avec leurs revenus actuels. Les femmes isolées constituent également le type de ménage le moins souvent connecté à Internet au domicile.

Parallèlement, en Belgique, seul un manager sur quatre est une femme, alors qu'elles sont davantage diplômées de l'enseignement supérieur. En effet, 58% des diplômés de l'enseignement supérieur (court et long) sont des femmes (ARES 2018).

Dans les secteurs du numérique, les chiffres sont encore plus faibles :

D’après le profil DESI (Digital Economy and Society Index 2019)  dressé pour la Belgique (11ème sur 28) :Il convient d'encourager davantage de jeunes Belges à choisir de travailler dans les technologies numériques et, plus généralement, de rendre les filières en rapport avec les sciences, la technologie, l'ignéniérie ou les mathématiques (STIM) plus intéressantes aux yeux des élèves. En outre, en investissant dans la reconversion de la main-d’œuvre et en réduisant l’écart entre les hommes et les femmes dans les technologies de l’information, la Belgique pourrait exploiter pleinement le potentiel de l’économie numérique”.

Les filles allergiques au numérique ?


Le désintérêt pour les STEM se manifeste dès 13 ans. Les jeunes Belges délaissent les filières scientifiques dès la deuxième année du secondaire.

Selon une étude conduite par Microsoft et KRC Research en 2017 dans 11 pays européens, 53% des jeunes filles interrogées sont convaincues qu’elles ne seront jamais aussi performantes que les garçons dans l’apprentissage et l’application des STIM.

Pour Dominique Lafontaine, professeure en sciences de l'éducation à l'Université de Liège, les filles ont pourtant les mêmes capacités cognitives que les garçons. En effet, les grandes enquêtes internationales (PISA, Pirls, Tims, etc.) menées depuis les années 60 ont permis de suivre l'évolution des performances relatives des filles et des garçons dans les différentes matières : lecture, mathématiques et sciences. On constate globalement une moins bonne réussite scolaire des garçons à tous les niveaux (du primaire à l'université), y compris dans les filières STIM.

Quant à l'écart historique de performances entre les genres en mathématiques, il se réduit un peu plus chaque année. Ces légères différences de performances s'expliquent principalement par le fait qu'il y a un peu plus de garçons parmi les élèves ayant des performances excellentes ainsi que par un biais dans les attentes et évaluations des professeurs.

En effet, selon la Fédération Wallonie Bruxelles les évaluations des enseignants diffèrent selon le sexe des élèves. Une expérience menée auprès de professeurs de physique à qui l'on avait soumis les mêmes copies avec soit un nom de fille, soit un nom de garçon montre que :

  • à réponse équivalente, les bonnes copies les mieux notées sont celles des garçons;
  • à réponse équivalente, les mauvaises copies les mieux notées sont celles des filles (car on attend moins d'elles dans les disciplines scientifiques)

En d'autres termes, les garçons qui réalisent de très bonnes performances sont systématiquement mieux notés que les filles à performances équivalentes. A l'inverse, les filles ayant de faibles résultats sont quant à elles notées avec beaucoup plus d'indulgence que les garçons de même niveau.

Les attentes et évaluations des professeurs sont donc influencées par les représentations stéréotypées des dons et compétences "attribués aux filles et aux garçons". Dès la maternelle, tant la famille que l'école cantonnent les filles dans des activités "genrées", ce qui les empêche d'expérimenter des succès dans des domaines "habituellement réservés" aux garçons.

A capacités égales, les filles sont plus anxieuses et ont moins d'estime d'elles-mêmes

Les différentes enquêtes PISA depuis 2012 ont démontré que la différence de capacité à penser scientifiquement entre filles et garçons est vraisemblablement liée au niveau de confiance en soi des élèves.

En effet, lorsque les élèves ont davantage confiance en eux, ils s’autorisent à échouer, à procéder par tâtonnement, à coup d’essais et d’erreurs, autant de processus essentiels à l’acquisition des connaissances en mathématiques et en sciences. Voilà pourquoi, bien que plus diplômées que les hommes, les femmes optent encore souvent pour des carrières dans des secteurs moins technologiques et moins rémunérateurs.

Présence féminine dans les métiers


La sous-représentation des femmes dans certains métiers à forte composante numérique  et/ou à responsabilités confirme cette analyse.

(*) Source : Statbel : Top 100 des professions par sexe en 2018

Métiers à forte composante numérique et/ou à responsabilités

% femmes

Directeurs généraux d'entreprises

24%

Managers IT

16%

Analystes systèmes

14%

Ingénieurs civils

11%

Superviseurs dans l’industrie manufacturière ou spécialistes des techniques de production industrielles

11%

Concepteurs de logiciels

8%

On peut classer les causes de l'inégalité hommes-femmes dans les domaines touchant au numérique en deux grandes catégories :

  1. Le choix des femmes en matière d'études et de carrières et donc leur auto-censure.
  2. La difficulté pour les femmes d'évoluer dans un environnement de travail principalement masculin, concurrentiel et technologique.

Le manque de mixité est pénalisant pour les sociétés et la société!


Le Forem a classé presque tous les métiers de l'informatique en filières d'études à privilégier pour les jeunes et en métiers en pénurie, c'est-à-dire des métiers pour lesquels le réservoir de demandeurs d'emploi n'est pas suffisant pour rencontrer la demande. En se privant de la moitié de la population, la pénurie ne pourra pas être contrée.

Par ailleurs, plusieurs études économiques ont montré que le bénéfice avant impôts est 21% supérieur en cas de mixité à tous les niveaux hiérarchiques de l'entreprise (Mc Kinsey, "Delivering through diversity", 2018), tandis que la rémunération du capital à risque levé par des femmes entrepreneures dans le numérique est 12% plus élevé que celui mobilisé par les hommes (Boston Consulting group, "When it comes to revenues, women entrepreneurs are pummeling the guys", 2018). Economiquement parlant, les femmes sont donc un plus pour toute entreprise.

Enfin, pour des raisons éthiques, il n’est pas envisageable que la moitié de la population soit exclue des opportunités offertes par le numérique, tant en matière de développement personnel que professionnel.

L'importance d'un environnement de travail "women friendly"


Selon les trois derniers rapports de McKinsey, il y a 5 raisons principales à la fuite des talents féminins :

  1. Le manque d’engagement réel des entreprises pour l’égalité des genres.
  2. Le manque de transparence et d'équité dans les mécanismes de promotion.
  3. La préférence données aux hommes par les recruteurs, à compétences égales, lors du premier engagement. Ainsi, au moment de nommer les managers, les femmes sont moins nombreuses et moins souvent choisies.
  4. Les micro-agressions subies par les femmes au travail.
  5. Le phénomène des "onlys" dans les secteurs technologiques.

Les "onlys" que l'on pourrait traduire par "esseulées" sont les femmes qui évoluent dans des environnements de travail quasi exclusivement masculins.

Même si ces conclusions sont basées sur des études réalisées aux Etats-unis, elles sont en grande partie valables pour l'Europe. En effet, l'Agence du Numérique a pu constater dans le cadre du baromètre consacré au secteur du numérique en 2018 que seulement 19% des dirigeants interrogés souhaitaient attirer des femmes au sein de leur personnel. Et lorsqu'on leur a demandé ce qu'ils faisaient concrètement pour attirer ce personnel féminin, à peine 2% remettaient leur culture d'entreprise en question pour y détecter d'éventuels stéréotypes de genre empêchant l'évolution égalitaire des carrières. A leur décharge, les femmes s'autocensurent et ne postulent quasiment pas pour ce genre de postes.

Les micro-agressions sur le lieu du travail sont courantes et touchent tant les hommes que les femmes. Néanmoins, lorsqu'un environnement professionnel est majoritairement masculin, concurrentiel et en lien avec la technologie, on constate que les femmes sont davantage victimes de ce type de désagréments.

Selon Mac Kinsey, les micro-agressions les plus courantes sont :

  1. Devoir donner davantage de preuves de sa compétence.
  2. Voir son expertise remise en cause plus fréquemment.
  3. Faire l’objet d’interactions non professionnelles.
  4. Être pris à tort pour un collaborateur "plus junior".
  5. Voir ses contributions/idées ignorées.
  6. Entendre des remarques dégradantes sur soi ou sur des personnes comme soi.

Ces expériences peu valorisantes poussent les femmes travaillant dans l'industrie, le numérique, la haute finance, ... à quitter leur emploi plus souvent que celles qui travaillent dans des environnements professionnels mixtes à tous les échelons de la hiérarchie.

Les bonnes pratiques dont il faut s'inspirer


Le World Economic Forum de Davos 2019 souligne que les inégalités au travail entre les genres se sont creusées cette année. A ce rythme, il faudra attendre 257 ans pour parvenir à la parité dans ce domaine ...

Selon ce rapport, "le plus grand champ de bataille est la parité économique". Cette parité n'est pas atteinte en raison du nombre obstinément faible des femmes occupant des postes d'encadrement ou de direction, à la stagnation de leur salaire, et enfin, à leur faible participation à la population active et aux revenus.

Heureusement, dans des pays comme l'Allemagne, ou encore l'Islande, la parité salariale est désormais obligatoire et contrôlée. Autrement dit, ce n'est plus aux femmes de prouver qu'elles sont lésées par rapport à leurs collègues masculins, mais bien la loi qui par différentes mesures oblige les entreprises à démontrer l'égalité salariale entre les deux genres.

La rémunération n'est pas tout. L'équilibre entre la vie personnelle et professionnelle est également très important. Ainsi, la Suède permet aux jeunes parents de partager la parentalité dans de bonnes conditions sans nuire à leurs carrières respectives. Les Suédois ont droit à un total cumulé de 16 mois de congés payés par enfant. Les 13 premiers sont rémunérés à 80% du salaire, les 3 restants sont plafonnés à 21 euros par jour. Ces congés parentaux peuvent être pris par la mère et par le père selon la répartition qui leur convient. Ce genre de dispositions visent à répartir équitablement "les inconvénients" de la parentalité sur les évolutions de carrières entre les deux genres.

Enfin, en matière de système scolaire, les pays nordiques ont beaucoup à nous apprendre. L'objectif de l'école dans ceux-ci est avant tout de "former des citoyens responsables et autonomes". Cela explique que des cours de couture, d'empathie, de jardinage, de technologie et de bricolage font partie intégrante de l'enseignement dispensé à l'école primaire de même que les sports et les arts en général.

Conclusion


Pour casser les stéréotypes de genre et favoriser l'inclusion des filles et des femmes dans la société numérique plusieurs actions doivent être prises :

  1. Sensibiliser les filles et les femmes aux études et métiers du numériques en faisant des campagnes de communication mettant en avant des rôles-modèles féminins inspirants. La campagne Wallonia Wonder Women en est un bon exemple.
  2. Faire évoluer les mentalités, tant des hommes que des femmes, pour promouvoir la complémentarité des deux genres en entreprise.
  3. Convaincre les chefs d'entreprise du numérique de la plus-value du personnel féminin à tous les échelons de pouvoir pour le développement de l'entreprise.
  4. Inciter les managers à fixer des objectifs adaptés aux spécificités des deux genres.
  5. Diffuser et récompenser les bonnes pratiques en matière de diversité et d'inclusion dans le monde du travail.

La transformation de notre société vers plus d'égalité a bel et bien commencé mais le chemin est encore long pour atteindre une équité de traitement des deux genres au sein de la société numérique qui caractérise notre 21ème siècle.