Article

Publié le 31 mai 2020

Alors que les portes des écoles s’ouvrent à nouveau, le moment est venu d’évaluer les changements numériques induits par la crise du COVID et susceptibles de s’ancrer durablement dans les pratiques scolaires. C’est également une fantastique opportunité d’engager les actions indispensables pour assurer la résilience du système éducatif si des crises similaires venaient à se reproduire.

Ces dernières semaines, comme le souligne le Forum économique mondial, pratiquement partout dans le monde, les enseignants et leurs élèves ont mis en œuvre divers outils numériques permettant l’apprentissage en ligne. Cette situation expérimentale et d’urgence liée à la pandémie a suscité une réelle sensibilisation et une appropriation de plusieurs technologies en soutien à l’enseignement et à l’apprentissage.

Si ce passage imprévu, rapide et massif à des techniques de suivi et d’apprentissage en ligne, sans formation et préparation, a parfois débouché sur quelques expériences décevantes, elle aura permis, à tout le moins dans l’enseignement obligatoire, de décloisonner l’usage du numérique, auparavant envisagé régulièrement comme un simple outil pour agrémenter ou faciliter les cours.

Il est dès lors concevable, voire souhaitable, qu’un ou plusieurs modèles hybrides d’éducation, s’ils sont planifiés et outillés, puissent émerger de cette crise. Afin d’être le plus exhaustif possible sur les défis et opportunités régionales, il convient d'aborder, dans l'ordre :

  1. le contexte pédagogique qui prévaut à cette réflexion,
  2. les besoins et suggestions en rapport direct avec la situation des écoles wallonnes.

De l’enseignement à distance en ligne à l’enseignement hybride


Lors de cette crise, deux modèles d’enseignement ont été massivement mis en œuvre :

  • l’enseignement dirigé à distance "Remote learning",
  • l’apprentissage à distance "Online Learning".

Par définition, la différence entre "Remote learning"» et "Online learning" est moins présente dans l’acte d’enseigner que dans la "synchronicité" des apprentissages et dans la méthode pédagogique. En effet, l’enseignant pratiquant l’enseignement dirigé aura tendance, par habitude ou par facilité, à reproduire avec des outils numériques les apprentissages tels qu’il les a conçus en présentiel. Celui qui a par contre investi dans l’ingénierie d’un cours à distance, favorisera l’autonomie des apprentissages des apprenants en leur permettant de suivre le cours aux moments qui sont les plus opportuns et efficaces.

S’ils sont différents dans la pratique, ces modèles ne sont pas exclusifs. Au contraire, les bénéfices sont plus grands lorsqu'ils sont mis en œuvre de manière complémentaire afin de favoriser toutes les formes d’apprentissage. La crise du COVID-19 ajoute une nouvelle perspective, peu anticipée jusqu'ici, qui concerne la temporalité de sa mise en oeuvre. Il convient de préparer et organiser un enseignement susceptible d'alterner des périodes en présentiel avec des périodes, parfois longues, de confinement (pour une seule école, une ville voire une province) et donc avec des périodes d'apprentissage à distance en période scolaire.

Il est donc question de transformer les apprentissages jusqu’à présent totalement en présence en un enseignement mixant le présentiel et le distanciel, d’où le concept "d'enseignement hybride".

L’enseignement hybride fait l’objet de débats et de discussions, notamment sur ses caractéristiques et sa définition. Plusieurs termes sont employés pour le désigner et le décrire, comme apprentissage mixte, apprentissage flexible ou "blended learning". Plus précisément, tel que décrit par les chercheurs québécois de l’APOP, c’est "une combinaison ouverte d’activités d’apprentissage offertes en présence, en temps réel et à distance, en mode synchrone ou asynchrone".

Cette caractéristique "hybride" des apprentissages a pour intérêt majeur d’augmenter la résilience du système éducatif face aux crises. En effet, si nous ne souhaitons pas devoir réagir dans l'urgence ou de manière désordonnée quand les crises se produisent, il nous faut penser l'enseignement hybride comme méthode d’apprentissage et préparer les structures informatiques, techniques et logistiques qui permettront la continuité pédagogique afin de garantir la poursuite des apprentissages.

Penser l’hybridité


L'hybridité peut s’élaborer niveau "meta" du système éducatif et au niveau "meso" des pratiques pédagogiques. 

Prise en compte au niveau d’un système éducatif, elle nous renvoie à des réflexions sur l’organisation de l’année, sur les notions d’horaire, de présence en classe, même de construction des groupes classes. Elle peut avantageusement être un moyen de rendre agile une structure d’enseignement présentiel en décloisonnant les périodes d’apprentissage. A ce titre de nombreuses expérimentations d’organisation alternative des cursus existent. Les exemples allant de l’école de Summerhill d’Alexander Sutherland Neill aux divers courants de l’éducation nouvelle, sans oublier, plus pratiquement, des formes d’enseignement tel que l’enseignement de promotion sociale ou les IFAPME.

Prise en compte au niveau meso, pédagogique donc, mettre simplement en ligne quelques activités du cours, proposer l’usage d’une application de quiz, ou d’exercices, ne correspond pas à un enseignement hybride.

Pour la conception d’un cours hybride, il est d'abord et principalement question d’ingénierie pédagogique. La construction d’un tel cours implique la nécessité de repenser ses pratiques. Quelles méthodes et stratégies d’enseignement choisir? Quelles structures de contenus? Quelles activités dynamiques et quels outils interactifs exploiter?

De nombreux exemples existent et sont documentés. Afin de débuter en se posant les bonnes questions, les billets du Blog de Nicolas Roland de la série "Guide de survie pour enseigner à distance dans un cas de force majeure" sont particulièrement éclairants et notamment :

Pour la suite, plusieurs éléments sont à prendre en compte. Voici quelques axes de réflexion proposés par Marina Caplain de uquebec.ca :

  • L’apprenant doit être au cœur de l’enseignement. La rétroaction, l’autonomie, la variété des styles d’apprentissage et la réflexivité sont des axes pédagogiques majeurs de l’enseignement hybride. 
  • L’apprentissage doit être actif, collaboratif et axé sur les résultats. Le rôle de l’enseignant n’est plus uniquement un rôle de transmission des informations, mais plutôt un rôle d’organisation, de stimulation et d’aide dans le processus d’apprentissage de l’apprenant.
  • La charge de travail et le temps de développement nécessaire lors de la création des premiers cours hybrides doivent être pris en compte. Il ne faut pas hésiter à se faire aider par un conseiller TICE ou un collègue aguerri afin de mieux « mixer » l’enseignement en présentiel et l’enseignement à distance, tout en répondant aux besoins pédagogiques du cours.
  • Miser sur la formation personnelle et l’autonomie. L’enseignant doit, en effet, s’outiller et se former à différentes innovations que ce soit par des formations individuelles ou collectives.  De même, les élèves doivent bénéficier d’un accompagnement afin de tirer au mieux les bénéfices de leurs apprentissages.

Organiser l’hybridité de manière systémique


Fournir ou permettre d’utiliser un périphérique personnel à tous les élèves

"La condition la plus évidente pour éviter la fracture numérique, c’est que tout le monde ait un ordinateur et une bonne connexion internet"__, annonçait très justement Bruno Humbeeck, dans une interview pour Le ligueur.

Dans la cadre des campagnes d’équipement numérique organisées et financées par la Wallonie au travers du projet Ecole Numérique de DigitalWallonia**, le curseur d’investissement a été placé sur les établissements scolaires, premiers lieux d’acculturation numérique.** L'objectif était donc dans un premier temps d’équiper les classes en matériel numérique commun.

Cependant, depuis 2018, afin de tester de nouveaux modèles, des projets pilotes d’équipement des élèves ont été mis en œuvre, et ils se poursuivent en 2020.

Deux propositions de déploiement sont possibles et sont testées soit :

  • un périphérique choisi par l’établissement scolaire, avec une volonté d’unicité de celui-ci, c’est le modèle dit "1/1"  avec un périphérique identique pour chaque élève.
  • l'utilisation du périphérique existant de l’élève, et afin de pallier à la fracture numérique, mise à disposition de matériel pour les élèves n’ayant pas l’opportunité d’utiliser leur matériel propre. C’est le modèle "BYOD" (Bring Your Own Device).

Une multitude de variantes entre les modèles existent en fonction des besoins et du cadre de l’établissement.

Si le modèle 1/1 était mis en avant par certains établissements avant la crise, principalement pour des questions d’unicité des produits et donc de facilité de mise en œuvre pédagogique, depuis le confinement et l’usage massif des périphériques familiaux, l’intérêt pour des modèles mixtes ou totalement BYOD devrait être renforcé.

Cette approche comporte quelques avantages majeurs. Le premier est celui du coût de déploiement réduit, car déjà partiellement engagé par les familles. Le second est lié à la rapidité de prise en main de l’outil. Puisque déjà utilisé par ailleurs, il y a moins d’écueils à la découverte d’un nouveau système. Enfin, en termes d’usage raisonné des ressources, et de la multiplication inutile des périphériques : il est contreproductif de proposer un outil numérique de plus qui serait dédié uniquement à l’usage scolaire.

Un dernier avantage recensé dans les expérimentations, comme celle par exemple effectuée en Alberta, dès 2012, est la responsabilisation des élèves dans l’usage de leur périphérique, liée à une intégration réussie. Cela vaut autant pour la partie pédagogique, où les élèves doivent être capables de distinguer clairement les activités nécessaires à leur apprentissage, mais aussi et surtout pour l’usage raisonné de l’outil, sa gestion technique et sa maintenance.

Proposer un périphérique professionnel performant ou des facilités d’acquisition au personnel éducatif

Le personnel éducatif est aussi un public pour lequel l'équipement numérique personnel doit être envisagé. Si jusqu’à présent les besoins et usages numériques des enseignants se focalisaient sur la préparation des cours (Baromètre Education & Numérique 2018), l'avènement d'un enseignement hybride suppose que l'enseignant dispose d'outils puissants, rapides et parfaitement connectés.

Si un incitant à l'acquisition d'un ordinateur personnel, pour la préparation des cours, existe depuis l'année passée (prime de 100 euros perçue annuellement et automatiquement), il est clair que celui-ci est insuffisant pour rencontrer les besoins de connexion et d'équipements numériques des enseignants appelés à professer dans un mode hybride.

Outre la possibilité d'utiliser un périphérique puissant, sécurisé dédié au travail en ligne, une aide au financement des connexions personnelles des enseignants doit aussi être envisagée. Comme pour tout télétravailleur, l'usage de ressources personnelles, si elle a lieu, devrait être couvert.

La définition des critères minimum de cette connexion et de ce périphérique numérique utilisés pour préparer et donner cours, doit ainsi être définie avant qu’une politique favorisant l’enseignement hybride ne soit possible. Heureusement, ces critères existent dans des secteurs de la fonction publique autres que celui de l'enseignement. Ils devraient être de bons exemples pour un équipement judicieux du personnel éducatif.

Assurer la connectivité haut-débit des établissements

Dans une vision systémique d’enseignement hybride, comportant une part en présence à l’école et une part à distance, si l’établissement fourni un ordinateur à chaque élève ou qu’il permet aux apprenants d’utiliser celui existant dans la famille, il faut encore que les écoles soient équipées pour les recevoir lorsqu’ils seront dans la partie présentielle.

L’établissement doit donc disposer d’une connexion Internet qui permet la continuité des apprentissages en ligne, même à l’école. Il serait peu cohérent de permettre l’apprentissage avec des outils numériques à la maison et pas à l’école, ne fusse que dans une optique de continuité des apprentissages !

Depuis 2017, 200 implantations wallonnes ont été dotées d’un réseau professionnel, sécurisé et susceptible d’accueillir numériquement tous les élèves et enseignants d’un établissement selon des normes d’accès définies par l’établissement.  Ce projet de déploiement a par ailleurs permis de mettre en place et de valider un "concept" d’établissement connecté.

Sachant qu’il existe un peu plus de 3000 implantations en Région Wallonne, une mise en place de cette connectivité dans tous les établissements devrait, doit, être une des politiques préalables à la mise en place systémique d’un enseignement hybride. Heureusement, beaucoup d’écoles ont été proactives et disposent déjà en tout ou en partie de connectivités internes (Wifi-réseau) et/ou externes (Internet) nécessaires à la mise en place de cette politique pédagogique.

Proposer et promouvoir des outils et des ressources de qualité

Un des constats les plus marquants de la crise COVID est l’augmentation significative des usages que les enseignants ont fait des services et ressources numériques. Ils devraient s’accroitre encore dans le cadre d’un usage systémique d’un enseignement hybride.

Cependant, le choix de certaines plateformes interroge. Comme le décrit justement Jean-François Cerisier du laboratoire Techné : "On observe combien des libertés sont prises, individuellement mais souvent avec l’assentiment tacite ou explicite des équipes de direction d’établissements, pour utiliser des plates-formes différentes de celles prescrites par l’institution et qui peuvent présenter de véritables risques quant à la protection des données personnelles. Ils ont pourtant de véritables arguments pour le faire."

Il y a donc un intérêt à sélectionner, fournir et promouvoir des services respectueux des différentes règles de sécurité et de protection des données (RGPD). Par exemple en adaptant ce qui a été réalisé en France depuis 2004, c’est-à-dire d’imposer des espaces numériques de travail (ENT) ou des outils de suites collaboratives à toutes les écoles de tous niveaux. Décriés à l’époque, ces outils ont montré une utilité redoutable dans la continuité pédagogique en période de crise.

Au niveau des ressources, en raison de la crise du coronavirus, plusieurs fournisseurs d’accès et éditeurs proposent gratuitement un accès élargi à certaines ressources pour une durée déterminée augmentant ainsi les ressources déjà disponibles (librement ou non) au jour le jour. Le maintien de la continuité des activités d’éducation et de formation a pu ainsi être assuré grâce à une grande variété de ressources pédagogiques disponibles en ligne.

Ces ressources en ligne comprenant des outils, des applications, et banques d’exercices sont le ciment des contenus d’apprentissages. Ils sont multiples et balayent l’ensemble des contenus d’apprentissage. Toutefois, après la crise, certaines de ces ressources ne seront plus gratuites et risquent donc de devenir inaccessibles à une partie des  écoles et des enseignants qui s’y étaient familiarisés.

Qu’ils soient directement dédiés à l’enseignement ou détournés pour celui-ci, afin d’apporter une fluidité des apprentissages, les contenus doivent s’intégrer dans les plates-formes choisies et utilisées par les établissements. Le choix doit donc être réalisé avec une certaine connaissance des possibilités de ces ressources.

Afin d’éclairer les choix, des enseignants proposent à leurs pairs des listes classées par thématique. Voici l’exemple d’une liste très complète proposée par François Jourde, Digitale Wallonia Champion. 

Assurer la formation, l’accompagnement et le support technique

Enfin, toute transformation de cette ampleur nécessite un accompagnement pédagogique et technique particulièrement efficace, robuste et agile, et également en ligne.

Pour l’accompagnement pédagogique, le cadre actuel des formations d’initiation ne suffira plus. Leur nombre même devrait être considérablement augmenté afin de combler la demande. Ces formations ne pouvant plus être proposées uniquement en présentiel, une fois l’année, c’est donc un accompagnement spécifique et une formation permanente, elle aussi en ligne et à la demande, qui doivent être proposés au personnel éducatif.

Ce ne sera toutefois pas suffisant.

Pour orienter les formations, conseiller les enseignants et les aider dans la construction de leur parcours pédagogique, c’est un accompagnement sur le terrain, directement auprès de l’enseignant, qui est également indispensable. Seul un accompagnement de proximité sera capable de proposer des réponses rapides aux besoins des équipes éducatives et de les renforcer dans la mise en oeuvre de stratégies hybrides durables et efficaces.

Il sera enfin intéressant de capitaliser sur les structures de formation existantes ayant déjà effectué la mutation vers l’apprentissage en ligne, telles que les centres de compétences, les associations déjà actives et bien entendu les conseillers des réseaux déployés dans le cadre des projets "Ecole Numérique".

En termes d’accompagnement technique (helpdesk), là aussi la proposition de service actuelle est amenée à changer. Jusqu'ici, les services techniques s’occupent principalement des terminaux des établissements scolaires. Demain, l’augmentation des périphériques personnels suppose, malgré leur faible taux de pannes, un report de l’action des services techniques vers ceux-ci et vers les technologies qui en permettent une gestion harmonieuse et sécurisée.

La réorganisation nécessaire du support technique des différents services au sein d'un guichet unique d'assistance devra également permettre l’accompagnement des établissements dans leur politique d'équipement.

Les ressources scénarisées sur les usages et la configuration des différents matériels sont primordiales, premier maillon de la chaîne d’information. Elles doivent être librement accessibles aux enseignants de manière à leur permettre de résoudre au plus vite les problèmes légers et orienter les services techniques vers les problèmes les plus sérieux.

Cette documentation doit être envisagée dans un espace d’auto-formation des utilisateurs à certaines manipulations du matériel ou des services.

Toutes ces actions nécessiteront une structure opérationnelle forte, aux compétences élargies, exclusivement centrée sur la mission et coopérant étroitement avec toutes les instances partie-prenantes du numérique éducatif.

Penser et agir "systémiquement" pour assurer les apprentissages


Equiper simplement les élèves, comme certains projets le proposent, n’est clairement pas suffisant pour garantir la réussite de l’hybridation. La réalisation de l'ensemble des actions décrites ci-avant est tout aussi importante pour que l’hybridation des enseignements soit possible.

En plus de l’engagement des enseignants dans ces nouvelles méthodes pédagogiques, il y a donc lieu de mettre à disposition un ensemble de services et une structure (technique, financière et politique) qui permettra le déploiement homogène de toute cette politique numérique sur le territoire wallon.

Rappelons également en conclusion les recommandations déjà formulées lors du baromètre Education & Numérique 2018 et qui gardent en cette période de crise, toute leur actualité :

  • La gouvernance numérique, mise en avant ces dernières années pour les directeurs, les compétences numériques des enseignants, mais surtout celles des élèves restent encore à développer.
  • Les équipements numériques (maintenant personnels), sont encore trop peu présents.
  • La connectivité interne et externe des établissements, gagnerait à être développée.
  • La formation, initiale et continue, facteur essentiel de développement numérique de tous les acteurs, doit être adaptée afin de répondre aux différents besoins exprimés.
  • L’accompagnement qu’il soit technique ou techno-pédagogique doit être développé, augmenté, visible et concret sur le terrain.
  • La collaboration, la mutualisation et la co-construction des pratiques et des ressources doivent être encouragées.
DW-ecole-numerique-300x85.jpg