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Publié le 4 octobre 2018

Julien Annart est Digital Wallonia Champion pour son expertise du jeu vidéo et de la pédagogie vidéoludique. Il décrit les effets positifs du jeu vidéo sur l’apprentissage scolaire, observés sur le terrain ces 4 dernières années, et comment l’intégrer de façon efficace dans les dispositifs d’apprentissage.

Evoqué depuis presque deux décennies, le potentiel pédagogique du jeu vidéo n'a pas encore été concrétisé. Cet article décrit les pistes envisageables sur base de ma pratique quotidienne et mes expériences menées sur le terrain ces quatre dernières années.

Le jeu vidéo développe les savoir-faire et les savoir-être


Le cadre scolaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles demeure centré sur les savoirs. Or le jeu vidéo, même s'il peut se révéler utile pour l'apprentissage de savoir, excelle dans le travail des savoir-faire et des savoir-être. Cet état de fait explique les limites de la plupart des Serious games, le plus souvent centrés sur les savoirs.

Ce constat, encore aujourd’hui peu étayé par la recherche, provient essentiellement de ma pratique pédagogique quotidienne. J'ai, à mon actif, 16 ans d’enseignement en secondaire dont 4 ans de détaché pédagogique auprès de [profiles type="single" slug="federation-de-maison-de-jeunes-et-organisation-de-jeunesse" display="link"]FOr’J[/profiles] sur la pédagogie vidéoludique. Mon parcours m'a amené à fréquenter de nombreuses écoles, Maisons de Jeunes, des institutions comme l'UCL-Mons et le [profiles type="single" slug="quai-10" display="link"]Quai10[/profiles], dont j’ai coordonné le volet jeu vidéo.

Mon approche est basée sur une méthode non-exclusive, fondée sur l’expérimentation, la discussion avec des experts de plusieurs horizons et la recherche, toujours en développement sur le sujet.

Qualités pédagogiques et éducatives


Voici les 5 qualités pédagogique et éducatives principales du jeu vidéo.

Le «learning by doing»

Les jeux vidéo sont interactifs et participatifs par essence. Il s'agit d'un média qui existe si on s’y implique. Ses univers requièrent le joueur pour se déployer, à l'instar des livres dont les mots s’assemblent et développent leur univers grâce à l’action du lecteur.

Le game designer Oscar Barda résume cela en une formule lapidaire, “le jeu vidéo est une esthétique du faire”. On ne pourrait mieux dire puisque tous les jeux vidéo se caractérisent a minima par une action, un faire, du joueur sur le jeu, et d'une réponse de la part du jeu. Le tout, à l'image d'un dialogue, accouchant d’une interaction.

Or, dans un cadre pédagogique, la participation à la construction de l’apprentissage l’enracine plus profondément et développe un rapport plus positif à celui-ci. L'usage du jeu vidéo favorise donc une pédagogie active dans laquelle la compréhension passe par l’action.

Par exemple, dans la série de jeux Sim City (Maxis depuis 1989), le joueur se retrouve aux commandes d’une ville. L’apprentissage des idées urbanistiques générales se réalise tout simplement en jouant ! La connaissance préalable de ces idées n’est même pas nécessaire, il suffit de répondre aux défis posés par le jeu pour tenter d’y trouver des solutions, c’est-à-dire de résoudre des situations-problèmes.

“Situations-problèmes”, le mot est lâché. Assez répandue, cette approche pédagogique place les apprenants face à des problèmes concrets (et fictifs) à surmonter. Elle est particulièrement efficace en combinaison avec des jeux vidéo.

De nombreux jeux vidéo sont construits autour de situations qui défient le joueur avec les moyens mis à sa disposition pour interagir. En utilisant au mieux ces moyens, le “gameplay” du jeu, le joueur dépasse ces situations et surmonte les problèmes qu’elles lui opposent.

Pour reprendre l’exemple de la série Sim City, le jeu vous bombarde de problèmes comme la construction d'usines pour augmenter votre richesse et donner du travail à vos habitants avec une contrainte de lieu, ni trop proche des habitations ni trop éloignées pour limiter les trajets. Cette solution permet d’avancer dans le développement de votre ville, le plus souvent en optimisant les ressources mises à votre disposition.

Le jeu vidéo est aussi un moyen utile pour affuter le sens critique.  Un jeu video n’est neutre ni dans sa conception ni dans ses résultats. Il n'existe pas une solution pour chaque problème dans la "vraie" vie. Cela signifierait que chaque situation serait un problème auquel correspondrait une solution.

Dans le cas de Sim City, la ville idéale correspond systématiquement au modèle de développement urbain des “suburbs”, typiques des États-Unis, pays d’origine du jeu. Paolo Perdercini, du collectif créatif Molleindustria , a souhaité critiquer la série Sim City avec son jeu Nova Altea . Comme il l’explique, “les questions sociales et les politiques urbaines reflètent souvent des conflits plutôt que des problèmes, et tous les conflits n’ont pas de solution”.

Les jeux vidéo demeurent donc un formidable outil éducatif à la fois dans le faire, dans la réflexion accompagnant ce faire et dans le critique de ce faire. Pratique, réflexion, esprit critique : que demander de plus ?

L’apprentissage par l’essai-erreur

Dans une perspective classique, le savoir est souvent perçu comme unique, à la fois point de départ et d’arrivée d’un cheminement rectiligne parcouru par l’apprenant. Au terme de ce cheminement, l’apprentissage sera évalué et, de cette évaluation, il résultera une conclusion binaire quant à son acquisition par l’apprenant : réussite ou échec. Avec pratiquement trois élèves sur cinq en retard suite à au moins un redoublement au terme du parcours scolaire obligatoire, la Fédération Wallonie-Bruxelles ayant placé l’échec ainsi que le redoublement au cœur de son système d’enseignement. Pourtant, il s’agit d’une impasse sur laquelle s’accordent toutes les études menées à ce sujet, aussi bien en termes humains, financiers que d’efficacité pédagogique.

C’est aussi profondément méconnaître l’importance de l’erreur dans le processus éducatif de découverte, de compréhension et d’acquisition. Fondamentalement, l’échec n’existe pas dans un cadre pédagogique, seules des erreurs se manifestent durant un parcours et elles sont autant d’occasion d’apprendre, ainsi que souvent la manifestation d’une indispensable curiosité. Tomber de son vélo lorsque l’on commence à le pratiquer est une expérience normale et, dans un cadre sécurisant, un apprentissage plutôt qu’un échec. Le droit à l’erreur constitue même probablement une des conditions nécessaires à l’apprentissage.

Avec les jeux vidéo, l’échec n’existe pas. Dans la plupart d’entre eux, la logique de l’apprentissage des règles de l’univers et des moyens mis à la disposition du joueur passe par trois étapes : le tutoriel, soit les premières minutes du jeu où sont exposées les commandes, la récompense qui valorise le joueur et le pousse à continuer, et surtout l’erreur. L’erreur sous toutes ses formes (mort, défaite, perte d’objets ou de capacités…) constitue le cœur de l’apprentissage vidéoludique qui confronte le joueur et ses actions aux règles du monde du jeu, sanctionnant les erreurs mais sans jugement, sans limite de tentatives, sans conséquences matérielles : sans tout ce qui fait que l’erreur est sanctionnée et dévalorise celui qui la commet. Tout est possible, il suffit de jouer une nouvelle vie, de recommencer sa partie ou de relancer sa dernière sauvegarde. La pédagogie de l’essai/erreur renouvelable à l’infini.

Plus fondamentalement encore, l’essai/erreur fait partie intégrante du processus vidéoludique, il constitue sa forme la plus fréquente de compréhension des mécanismes du jeu. La série des Dark Souls (From Software, depuis 2011) par exemple fonde toute sa conception, son “game design”, sur une difficulté très élevée qui rend nécessaire pour les joueurs d’observer chaque adversaire, potentiellement mortel, et de recommencer encore et encore les combats perdus en tirant les leçons de leurs tentatives précédentes. Plus pacifique, Kerbal Space Program (Squad, 2011) place le joueur à la tête d’un programme spatial dont il doit gérer tous les aspects pour espérer le mener à bien… au terme de nombreuses catastrophes explosives ! De manière très ludique et humoristique, les innombrables explosions font partie intégrante du jeu et constituent autant une “récompense” qu’une étape de compréhension des multiples stratégies possibles… inspirées par les véritables travaux des différentes agences aéronautiques internationales. D’ailleurs, la NASA a participé à la création d’une série de missions pour le jeu et l’éditeur estime que 7% de ses joueurs sont liés professionnellement à l’aérospatial .

Faire exploser une navette spatiale constituerait une récompense dans Kerbal Space Program ? Cela en étonnera peut-être plus d'un mais l’erreur peut en effet devenir une récompense dans un cadre vidéoludique. En effet, “se tromper pour de faux”, par esprit de curiosité ou pour le plaisir de jouer au gamin mal élevé, suscite aussi du plaisir grâce à une autre caractéristique des jeux vidéo : ils produisent toujours un retour, une conséquence aux actions du joueur. Ici des explosions ou des trajectoires absurdes de fusées. Les jeux Goat Simulator (Coffee Stain Studios, 2014) et McPixel (SOS, 2011) illustrent particulièrement bien cela avec à chaque fois un gameplay fondé sur l’absurdité des réactions physiques de l’environnement ou l’accumulation des catastrophes. Résultats qui leur ont d’ailleurs assuré un grand succès sur les plateformes de vidéo en ligne comme le montre l’hilarité suscitée par ces “vidéos de fail”. Sans même parler de la fonction cathartique de rater dans un espace et un temps suspendus, à part, ceux du jeu justement, comme le définit notamment Johan Huizinga.

Il faut bien sûr tempérer cette affirmation pour les jeux vidéo à plusieurs et particulièrement les jeux massivement multijoueurs en ligne. En effet, ceux-ci impliquent une autre inscription dans le temps et dans les rapports sociaux. La persistance des conséquences des actions des joueurs comme la socialisation concrète engendrée par les mécanismes de ces jeux (guildes, actions à horaire fixe, collaboration indispensable, partage des tâches et spécialisation des fonctions, …) renvoient à des actions sociales traditionnelles plutôt que celles des jeux. Les innombrables histoires générées par les jeux EVE Online (CCP, depuis 2003) et World of Warcraft (Blizzard Entertainment, 2005) illustrent l’investissement des joueurs avec des conséquences personnelles et financières très concrètes.

Comme le montre l’exemple de Kerbal Space Program, les jeux vidéo proposent de nombreux choix différents qui sont souvent autant de possibilités pour les joueurs de développer leur créativité . La créativité et l’imagination sont bien stimulés et encouragés quand les jeux placent les joueurs devant des situations à surmonter grâce aux outils dont ils disposent. Les jeux de rôle de la série Fallout (Black Isle puis Bethesda, depuis 1997) poussent le joueur à mélanger, à essayer, à rater tout en amenant son personnage dans des situations parfois sans rapport avec l’histoire initiale. Et comme ces jeux proposent plusieurs solutions à un même problème, récompensant plusieurs manières de résoudre un problème, ils encouragent le joueur à la découverte, valorisent sa curiosité, qualité cruciale pour apprendre. Encore mieux, cette volonté d’essayer et de découvrir débouche parfois sur des résultats étonnants au point de ne pas avoir étés prévus par les concepteurs. Comme l’illustre le premier épisode de Deus Ex (Ion Storm, 2000) et son “gameplay émergent”.

Un moteur d’implication et de motivation

A l’étiquette de “sage” revendiquée par les penseurs professionnels, les “sophistes” (spécialiste de la “sophia”, la “sagesse” en grec ancien) tant critiqués par Platon (428/427 ACN, 348/347 ACN), Socrate (470/468 ACN-399 ACN) préférait celle de “philosophe”, soit étymologiquement “celui qui aime la sagesse”, “celui qui tend vers la sagesse”. Tendre vers le savoir est un mouvement, un cheminement, une action perpétuellement renouvelée et continue plutôt qu’une acquisition passive. Cela demande donc une volonté de la part de l’apprenant ainsi qu’une motivation. Si pendant très longtemps la motivation à apprendre était évidente (trouver un métier, acquérir du prestige social, sortir de sa condition et s’élever dans la hiérarchie sociale, …), des décennies de crise économique, de remise en question des équilibres sociaux consécutifs à la Seconde Guerre Mondiale et d’échec scolaire ont profondément remis en cause cette motivation dans les pays occidentaux.

Tout jeu vidéo travaille de manière naturelle sur la question de la motivation, inhérente à sa nature. Il suppose en effet devoir la susciter perpétuellement auprès des joueurs pour que ceux-ci le pratiquent. Et, en plus de quatre décennies d’industrie, il a développé de nombreuses techniques et stratégies pour y arriver.

Tout abord, il fait sens, il donne du sens aux actions qui y sont réalisées. Pourquoi y apprendre les mécanismes de jeu et y agir ? Pour avancer dans le jeu, pour les retours que le jeu envoie aux joueurs comme les récompenses ou les plaisirs (visuels, sonores, …), pour la satisfaction de surmonter un problème et l’image valorisante qui en découle, pour découvrir l’histoire, …

L’histoire justement, car le jeu vidéo est un média profondément narratif. Même lorsque cela semble aller contre l’évidence avec un titre comme Tetris (Alekseï Pajitnov, 1984), le jeu vidéo raconte des histoires et en génère parmi ses pratiquants qui n’hésitent pas à les échanger sur les plateformes sociales ou de vidéos en ligne. Cette nature narrative répond à une demande profondément humaine. Nous avons besoin d’histoire, notre mental structure souvent lui-même le réel en histoires pour le comprendre ou y adhérer . Le jeu vidéo narre avec d’autant plus de force que le joueur participe à la construction des histoires qui s’y déploient, avec plus ou moins d’impact selon les jeux.

Enfin, le jeu vidéo, grâce à ses nombreux dispositifs stimulant nos sens et mobilisant notre attention avec l’interactivité, génère des émotions comme peu d’autres médias. La satisfaction et le plaisir, puissants moteurs d’implication, ont déjà été évoqués. De même que l’émotion, même si beaucoup de quiproquos entourent celle-ci. Dans le jeu vidéo comme dans d’autres médias, le joueur s’implique émotionnellement avec les personnages dans lesquels il se projette. Mais à la différence d’autres médias, ces personnages, les “avatars”, impliquent une projection plus profonde grâce à l’interaction. Le jeu autobiographique Coming Out Simulator (Nick Case, 2014) permet de vivre de l’intérieur la difficulté d’assumer son homosexualité dans une famille traditionnelle. Une histoire déjà maintes fois racontée mais à l’impact démultiplié puisque le joueur choisit lui-même comment il va la raconter.

L’ouverture sociale

Autre avantage du jeu vidéo, son extraordinaire succès populaire en tant que culture pop, aussi bien comme un média grand public que touchant toutes les catégories sociales. Enseigner avec les jeux vidéo, c’est s’ouvrir à un public conséquent mais surtout socialement varié. Or toutes les études, à commencer par le fameux PISA de l’OCDE, ont montré que les systèmes scolaires belge francophone comme français sont non seulement incapables de combler les différences sociales entre les élèves mais qu’ils les accentuent.

Si comme tous les médias, le jeu vidéo mobilise aussi un certain bagage culturel, bagage inégalement réparti selon les catégories sociales, celui-ci est secondaire par rapport à l’action, l’interactivité qui caractérise le média. Le jeu Versailles 1685 : Complot à la Cour du Roi Soleil (Cryo, 1996) plonge le joueur au cœur de la vie du Grand Siècle, référence par excellence de la culture française, et pourtant les mécaniques ludiques et la narration par une enquête la mettent à la disposition de tous. Même constatation avec PeaceMaker (ImpactGames, 2007) qui place le processus de paix israélo-palestinien entre les mains du joueur avec pour objectif une paix juste et équilibrée.

L’exemple enfin d’exercices d’éthique, matière particulièrement abstraite et souvent clivante, avec des jeux de rôle aux choix moraux tranchés rend les questionnements impliqués par ces choix accessibles à tous, sans la nécessité d’un bagage culturel préalable. Même si nous revenons pour le jeu vidéo sur l’exemple de Walking Dead (Telltale Games, 2012) un peu plus loin, les jeux de rôle sont eux aussi excellents pour poser un cadre pédagogique à tous. Parmi d’autres, Libreté (Vivien Féasson, 2017) offre un cadre narratif et des règles accessibles à tous pour poser de nombreuses questions politiques et éthiques qui accompagnent la construction par les joueurs d’une nouvelle société composée exclusivement d’enfants, à la manière du roman Sa majesté des mouches (William Golding, 1954).

Concrétiser l’abstrait

Enfin, dernier point particulièrement important, qui résume sans doute tous les précédents, le jeu vidéo propose une expérience, un ressenti, une action vécue. Les jeux vidéo possèdent la capacité d’apporter l’expérience de l’idée, le vécu virtuel de l’abstraction, vivre le concret de la question et de ses conséquences dans une logique de jeu de rôle, de mise en situation.

Prenons à nouveau l’exemple de la philosophie, matière difficile à transmettre pour de nombreuses raisons, à commencer par l’abstraction extrême et le vocabulaire technique. Ces deux points ont toujours posé problème. Il suffit de penser aux innombrables exemples, récits, allégories et autres contes qui parsèment l’histoire de la philosophie pour comprendre ce besoin de concrétude. Ces exemples apportent énormément à la transmission des idées et une bonne partie de l’art du pédagogue consiste à trouver l’image à même de déclencher la compréhension au sein de son public. Ou mieux, à faire vivre cet exemple par son auditoire.

Le jeu vidéo apporte quelque chose de nouveau sur ce dernier point de particulièrement fort à la pédagogie de la philosophie. Tobias Staaby, professeur d’éthique en Norvège, fait par exemple jouer ses élèves à la série Walking Dead (Telltale Games, depuis 2012), des jeux qui se caractérisent par les choix moraux que doit poser le joueur. Puis, il travaille avec eux les choix de chacun, leurs causes et leur justification. L’interaction donne un visage concret et immédiat à l’abstraction de l’éthique et le cadre ludique imprime de la légèreté à une discipline parfois aride, les élèves en arrivent même à déconstruire les mécanismes de gameplay mis en œuvre pour y réfléchir. Papers, Please (Lucas Pope, 2013), place lui le joueur dans le rôle d’un douanier au poste-frontière d’un Etat totalitaire. Tous les mécanismes de gameplay sont pensés pour poser, à chaque journée qui passe, des choix terribles et au final impossibles entre efficacité, humanité, famille, démocratie, … À aucun moment ces mots ne sont prononcés mais, mis dans une situation toujours tendue à laquelle il doit réagir sous pression par des actes administratifs, le joueur y est perpétuellement confronté et doit poser des actions dont le sens lui est renvoyé au visage par la suite. Outre les questions éthiques qui apparaissent par la seule action de jouer en commun, ce jeu permet très facilement de travailler la théorie de la “banalité du mal” développée par Hannah Arendt (1906-1975) dans son livre “Eichmann à Jérusalem” (1963), écrit à propos du procès du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann (1906-1962). Comme monsieur Jourdain fait de la prose sans le savoir, le joueur philosophe sans le réaliser si ce n’est que Papers, Please possède l’intelligence de confronter progressivement les actes, leurs causes et leurs conséquences ; il pousse à penser en éthicien.

Quelques conseils pour éviter certains pièges


Comme cela a été affirmé dès l’introduction de ce chapitre, le jeu vidéo ne constitue en rien la panacée pédagogique vantée par certains. Pas plus qu’il ne suffit d’en placer un dans un lieu d’apprentissage pour que celui-ci y trouve naturellement sa place et que les apprenants l’y intègre harmonieusement. Au contraire, pour que le jeu vidéo déploie son potentiel pédagogique, il importe de bien comprendre ses forces comme ses faiblesses, ainsi que ses limites. Petit tour d’horizon avec quelques propositions inspirées de ma propre expérience.

La télévision a souvent caricaturé le jeu vidéo, écran concurrent, et particulièrement son pouvoir de fascination bien réel. Cela s’explique par la capacité de ce média à mobiliser nos sens liés à l’instinct de survie et dans le même temps à nous divertir. Il importe donc de penser une médiation à même d’encadrer leur place dans un espace pédagogique et d'enchaîner avec d’autres activités, d’autres apprentissages. Par exemple, séparer les temps de jeu et de réflexion, renvoyer les uns aux autres pour montrer leur utilité, partager le temps entre les autres formes d’apprentissage et l’apprentissage par le jeu, … Si vous ne pensez pas votre parcours pédagogique, vous risquez de voir les jeux vidéo cannibaliser le reste de votre travail, ce qui transforme même le meilleur d’entre eux en outil éducatif particulièrement contre-productif.

Ne vous laissez pas abuser par l’oxymore “serious game”, séduisant a priori pour les adultes qui y projettent le meilleur des deux mondes. Le thérapeute Arnaud Zarbo résume parfaitement la question : “Les adultes et les enfants ont des modes de fonction différents en ce qui concerne les loisirs". Tant dans leurs critères de sélection que dans l'expérience qu'ils en font, ils vont se baser sur des enjeux différents. Ce n'est pas absolument rigide mais plutôt une tendance générale. Chez les adultes, les critères principaux sont le temps, l'utilité et le contrôle. Combien de temps l'activité dure, par rapport à l'agenda des autres activités et obligations ? Sera-t-elle chronophage ? Ensuite, est-ce une activité utile, a-t-elle des bénéfices secondaires, des vocations utilitaires/pédagogiques/etc… ? Puis seulement, est-ce agréable, plaisant ? Et enfin, est-ce contrôlable, est-ce gérable, tant dans le contenu que dans la forme ? Par exemple, est-ce que je comprends la pratique de mon enfant, puis-je la surveiller ? Avec qui, comment, où, … Le point de vue des enfants diffère complètement. Ceux-ci veulent jouer "maintenant" parce que c'est là, qu'ils en ont envie selon leurs impulsions dans l'instant, par difficulté à repousser un plaisir dans le futur. Ils sont en premier lieu guidés par le plaisir suscité ou espéré par la pratique. "Je joue parce que c'est fun". Et enfin, ils sont stimulés par la découverte, la nouveauté...” . Il y a donc des oppositions de nature entre le “serious” et le “fun” ou, comme l’exemple souvent utilisé dans les discussions à propos de la “gamification”, il ne suffit pas de recouvrir du brocoli avec du chocolat pour que les enfants acceptent soudainement d’en manger. De la même manière qu’Erasme proposait de donner à l’apprentissage la forme d’un jeu pour leurrer les apprenants qui finiront inévitablement par découvrir le pot aux roses, les enfants recracheront le brocoli et ne feront plus confiance au cuisinier. Un tel résultat consiste à perdre sur tous les tableaux, celui de l’efficacité et celui de la confiance, cruciale dans la relation pédagogique.

Autre question, récurrente lorsqu’il s’agit du numérique, la formation des acteurs. Bien souvent, les pouvoirs publics, les institutions dirigeantes, voire mêmes les acteurs eux-mêmes, préfèrent investir dans des ressources matérielles plutôt que dans la formation de ceux qui vont devoir les utiliser de manière pertinente. Entre la France des années 1980, qui avait lancé un gigantesque “Plan Informatique pour Tous” doté d’un budget conséquent, ou plus récemment le lobbying de certains fabricants pour imposer des “tableaux intelligents” dans les écoles, l’histoire ne manque pas d’erreurs d’appréciation dans les priorités entre l’humain et le matériel. De la même manière, nous ne vous conseillerons jamais trop de vous former, de lire livres et blogs sur le sujet, de rencontrer les acteurs individuels ou associatifs qui agissent dans ce domaine, ...

Et vous y découvrirez très certainement une autre question largement sous-estimée à propos du numérique : sa lourdeur technique. Quel que soit le support que vous utilisiez (ordinateur, console ou mobile), vous serez confrontés à d’innombrables problèmes : l’immense majorité des jeux vidéo pensés pour une utilisation de détente plutôt qu’éducative, la question des droits d’utilisation, les conflits de versions, la compatibilité des matériels, l’absence de connexion Internet, l’intrusion des publicités dans certains jeux, les problèmes de sauvegarde, le temps nécessaire à la mise en route de tous vos postes, la complexité des réglages, l’obsolescence de certains programmes intégrés aux jeux, … Ces problèmes informatiques, largement répandus aujourd’hui dans l’enseignement se poseraient à coup sûr aussi avec les jeux vidéo,sans même évoquer la question des droits d’utilisation, conçus pour un usage privé et non public. A ces questions, il n’existe pas de réponse unique mais des solutions particulières, souvent le résultat de l’inventivité des acteurs de terrain et du bricolage des curieux.

Autre point rarement, voire jamais abordé, la place des quelques gigantesques sociétés privées, éditeurs et constructeurs, qui possèdent l’essentiel du marché du jeu vidéo. Cet outil ne doit pas devenir un pied de biche pour ouvrir la porte du « marché scolaire » à ces sociétés, un moyen pour elles de toucher encore plus massivement ce public jeune qui constitue son cœur de cible alors qu’elles fonctionnent, pour les plus grandes d’entre elles, selon des logiques de rentabilité maximale bien peu soucieuses du bien public . Logiques qui trouveraient de parfaits alliés dans les politiques d’austérité imposées à la fonction publique depuis plus de trente ans. Le tout sous couvert d’un investissement privé d’autant plus à même de suppléer à des coupes futures dans le principal « poste de dépense » de l’éducation, celui des ressources humaines. Les logiques de profit remplaceraient donc des enseignants par des ordinateurs et des jeux vidéo alors que ceux-ci, aussi nombreuses puissent être leurs qualités, ne sont que des outils. Si de telles décisions se prennent souvent au plus haut niveau, les acteurs individuels que nous sommes peuvent modestement agir. Ayons conscience des outils que nous utilisons, de leur modèle économique comme de leur structure. Google par exemple, offre de nombreux outils “gratuits” fondés sur le pillage des données de ses utilisateurs, ainsi que sur le travail gratuit.

Dernier point, la nature chaotique du jeu, la force de déstabilisation qui l’habite, la puissance carnavalesque qu’il convoque. Le jeu génère un espace et un moment propres, avec ses règles spécifiques et souvent la suspension des règles sociales habituelles, à commencer par celles qui s’appliquent dans un cadre pédagogique (calme, ordre, méthode, …). Intégrer cette remise en question d’un cadre puis demander aux participants d’y revenir, de refermer la parenthèse, peut poser des difficultés, notamment quant à l’état d’excitation, d’investissement émotionnel dans lequel le jeu plonge le joueur. Il importe pour cela de bien penser l’organisation du temps, qui doit être équilibré entre les différents moments, de placer les jeux dans le déroulé pédagogique en fonction du caractère plus ou moins prononcé de ces aspects. Le plus simple est d’achever une séance par un jeu et de commencer la suivante par l’analyse de ce qu’il a fait émerger. Le plus efficace est d’analyser en jouant, c’est-à-dire de mettre en place un jeu qui permet d’expliciter l’apprentissage tout en le pratiquant. Mais le plus souvent, il vous faudra travailler vos transitions, penser comment faire passer en douceur vos apprenants d’un état à un autre. Et dans tous les cas, il faut accepter de partiellement perdre prise sur le déroulé, accepter de ne pas demeurer en contrôle total, de rebondir sur ce qui émerge dans la participation des apprenants, accepter qu’ils soient en partie co-créateurs de la séquence et accepter de leur laisser le temps dont ils ont besoin pour arriver au bout de ce que le jeu peut leur offrir. Au final, la question cruciale concerne la formalisation des apprentissages, formalisation qui requiert ,comme le jeu, sa temporalité propre. Et cette formalisation montre que le jeu peut travailler des savoirs mais se révèle probablement meilleur pour les savoir-faire et les savoir-être. En cela, il convient particulièrement pour compléter la tradition pédagogique francophone, plus portée sur les savoirs, en ce qu’il lui permettrait de couvrir les différents profils sociaux, culturels des apprenants, leurs différentes intelligences.

Conclusion


Faire entrer les jeux vidéo dans les espaces de transmission, de formation et d’enseignement peut faire sens. Outre l’objet d’étude et de compréhension qu’ils devraient eux-mêmes devenir dans ces espaces, et l’éducation aux médias aurait beaucoup à y gagner, ils y apporteraient des outils différents et un véritable renfort pédagogique.

Néanmoins, loin du “tout ordinateur” des années 80, de la panacée vendue au début des années 2000 et de la technophilie béate de la “révolution numérique 2.0”, le jeu vidéo ne peut prendre place que dans un cadre pédagogique pensé avec et dans un parcours pédagogique complet. Il s’agit d’un outil parmi d’autres qui ne peut remplacer la présence humaine, celle des encadrants/enseignants/animateurs comme celle des autres apprenants. Ils ne doivent pas remplacer les autres outils de savoir mais au contraire les accompagner, de la même manière qu’ils doivent aussi être accompagnés par des encadrants pour en retirer un résultat pédagogique. Les jeux vidéo bien utilisés développent l’indépendance et l’implication de l’apprenant mais c’est le lien humain avec les autres apprenants et avec l’enseignant qui continue à faire sens, l’encadrement qui oriente le travail et canalise les résultats, l’échange humain qui développe la personne.

Pour cela, il importe de bien penser son intégration, de ne pas l’envisager comme une sucette, une médaille détachée du contenu, une récompense, voire une sanction si on la supprime, vide d’autre sens qu’elle-même. La gamification a souvent rencontré cette limite. Au contraire, il faut intégrer le jeu dans un parcours, à la fois comme une respiration, un exercice, une application, une réflexion, le lancement d’une thématique, ... Si vous n’êtes pas convaincus de la valeur de la partie ludique de votre apprentissage, mieux vaut s’en passer. Pensez bien que la partie ludique de votre parcours s’y intègre aussi en cela qu’elle complète les autres volets avec ses qualités propres centrées sur les savoir-faire et les savoir-être.

Enfin, le plus important sans doute, pour que la pédagogie ludique fonctionne, pour qu’elle fasse sens, il importe de penser en amont l’apprentissage qu’elle doit générer et de bien le formaliser pendant et après l’activité, le tout avec à l’esprit les forces et les limites de cette pédagogie. Avec tout cela, le jeu complétera parfaitement les autres formes de pédagogie et ouvrira d’autres perspectives dans l’enseignement, la formation, l’apprentissage.

Ce texte est issu de la conférence du même nom donnée lors du salon EvoluTIC du 4 mai 2018 à l’invitation du réseau EPN de Wallonie (Eric Blanchart et Justine Parlagreco) et d’Interface3.Namur. Merci à eux.

Pour aller plus loin, consultez l'excellent Guide sur la pédagogie vidéo-ludique rédigé par Julien Annart pour le Quai 10

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